André Maurois
Les violettes du mercredi
1
- Oh! Jenny, restez!
Jenny Sorbier avait été, pendant tout le
déjeuner, éblouissante. Dites avec le talent de la
comédienne et comme rédigées par le génie de la romancière, anecdotes et
histoires s'étaient enchaînées les unes aux
autres, soudées par une verve inépuisable. Les convives de Léon Laurent, charmés, exaltés, vaincus, avaient eu l'impression de vivre, hors du temps, une
heure enchantée.
- Non, il
est presque quatre heures et c'est aujourd'hui mercredi... Vous savez, Léon,
c'est le jour où je porte des violettes à mon amoureux.
- Quel dommage! dit-il de cette voix saccadée
qu'il avait rendue célèbre à la scène. Mais je
connais votre fidélité... Je n'insiste
pas.
Elle embrassa les femmes, les hommes
l'embrassèrent et elle partit. Dès qu'elle fut
sortie, un chœur d'éloges s'enfla:
- Elle est vraiment extraordinaire! Quel âge
a-t-elle, Léon ?
- Pas loin de quatre-vingts ans. Quand, dans
mon enfance, ma mère me conduisait aux matinées classiques du Français*,
Jenny était déjà une Célimène glorieuse. Et je ne suis plus jeune.
- Le génie
n'a pas d'âge, dit Claire Ménétrier... Quelle est cette histoire de violettes ?
- Tout un
roman, qu'elle m'a révélé un jour... et qu'elle n'a jamais écrit... Mais je ne
veux pas me risquer à conter après elle. La comparaison serait redoutable.
- Oui, la
comparaison est redoutable. Mais nous sommes vos hôtes; vous devez nous
distraire et relayer Jenny, puisqu'elle nous a lâchés.
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2
- Bien! Je
vais donc essayer de vous raconter l'histoire des violettes du mercredi. Je
crains qu'elle ne soit beaucoup trop sentimentale pour le goût de notre temps...
- Allons! dit Bertrand Schmitt. Notre temps a soif
de sentiment. Il ne feint le cynisme que pour masquer ses nostalgies.
- Vous le
croyez?... Soit!... Je contenterai donc cette soif...
Vous êtes tous ici trop jeunes pour vous souvenir de ce qu'a été, si longtemps, l'éclat de Jenny. Sa chevelure fauve, qu'elle dénouait volontiers sur les épaules admirables; son œil long, coulissé*; sa voix mordante, presque dure, puis soudain brisée par la sensualité; tout rehaussait une beauté saisissante et altière.
Vous êtes tous ici trop jeunes pour vous souvenir de ce qu'a été, si longtemps, l'éclat de Jenny. Sa chevelure fauve, qu'elle dénouait volontiers sur les épaules admirables; son œil long, coulissé*; sa voix mordante, presque dure, puis soudain brisée par la sensualité; tout rehaussait une beauté saisissante et altière.
- Bonne
tirade, Léon.
- Oui, mais
qui date un peu... Merci tout de même... Elle eut son premier prix, au Conservatoire*, vers 1895 et fut aussitôt engagée à la Comédie-Française. Je sais, hélas, par expérience, que
cette maison* illustre est difficile.
Les emplois du répertoire ont leurs titulaires, qui les gardent jalousement. La
plus délicieuse des soubrettes y peut attendre dix ans avant de se voir distribuer* les meilleurs rôles de Marivaux* ou de Molière. Jenny, grande
coquette, se heurtait à des femmes puissantes et tenaces. Toute autre se fût
résignée à marquer le pas* ou eût, après deux ans, émigré
au Boulevard*. Telle n'était pas notre Jenny. Elle livra sa bataille elle y
jeta tout ce qu'elle avait: son talent d'actrice, sa culture, sa séduction, son
enivrante chevelure.
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3
Très vite elle eut conquis dans la Maison* une place de premier rang.
L'Administrateur ne jurait que par elle. Les auteurs l'exigeaient pour des
rôles difficiles qu'elle seule, disaient-ils, ferait accepter. Les critiques
l'encensaient avec une incroyable constance. Le terrible Sarcey lui-même
écrivait: "Elle a des airs de tête, des inflextions à ensorceler un
crocodile ".
Mon père,
qui l'a connue en ce temps-là, m' a dit qu'elle adorait son métier, en parlait
avec intelligence et cherchait à en tirer des effets neufs et bouleversants.Le
théâtre glissait alors a un réalisme assez naïf. Si Jenny devait, dans je ne
sais quelle pièce, mourir empoisonnée, elle allait dans les hôpitaux, étudier
les effets du poison. Quant à l'expression des sentiments, elle s'étudiait
elle-même. Elle montrait, dès qu'il s'agissait de son art, l'absence de
scrupules d'un Balzac lorsqu'il utilise, pour un de ses romans, ses propres
passions ou celles d'une femme aimée.
Vous
pensez bien qu'une fille de vingt-deux ans, d'une beauté somptueuse, et qui
arrivait soudain à la gloire, fut courtisée. Des camarades tentèrent leur
chance, et des auteurs, et des banquiers. L'un de ces derniers, Henri Stahl,
devint son favori. Non parce qu'il était riche. Elle vivait dans sa famille et
avait peu de besoins. Mais parce qu'il possédait, lui aussi, un grand charme et
surtout parce qu'il offrait de l'épouser... Vous savez que ce mariage fut
retardé par l'opposition des parents de Stahl, qu'il se fit après trois années
et qu'il ne dura pas, l'indépendance de Jenny n'ayant pu s'accommoder des
contraintes de la vie conjugale. Mais ceci est une autre histoire.
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4
Revenons à la Comédie-Française, aux débuts de
notre amie... et aux violettes.
Imaginez
le foyer des artistes, le soir de la reprise, par Jenny, de La Princesse de
Bagdad*, de Dumas fils. La pièce a ses défauts et à moi-même qui admire, pour
leur solide charpente, Le Demi-Monde*,
l'Ami des Femmes*, Francillon*, le Dumas excessif de l'Etrangère* ou de La Princesse donne à
sourire. Mais tous ceux qui ont vu Jenny dans ce rôle ont écrit qu'elle le
rendait vraisemblable. J'en ai souvent parlé avec elle. L'étonnant est qu'elle
y croyait: "A cet âge," m'a-t-elle dit, "je pensais assez
naturellement comme une héroïne de Dumas fils et ça me semblait bizarre de jouer
en pleine lumière ce qui se passait en moi, dans le plus caché de mon
esprit." Ajoutez qu'elle pouvait, dans ce rôle, faire un effet de cheveux
dénoués, d'épaules nues. Bref elle y était sublime.
La voici
donc au foyer, pendant un entracte, après une ovation. On se presse autour
d'elle. Jenny s'est assise sur une banquette, à côté d'Henry Stahl, et bavarde
avec l'exaltation heureuse de la victoire.
- Ouf! mon
petit Henry... Me voici revenue sur l'eau! Enfin je respire... Vous m'avez vue,
il y a trois jours. Etais-je assez bas* ?...
Pouf! Tout au fond de la mare. Je suffoquais... Et puis ce soir, houp! Un
violent effort et je remonte à la surface!...
Dites donc, Henry, si j'allais couler à pic* au dernier acte, si je n'allais pas pouvoir nager jusqu'au bout? Ah! mon Dieu, mon Dieu!
Dites donc, Henry, si j'allais couler à pic* au dernier acte, si je n'allais pas pouvoir nager jusqu'au bout? Ah! mon Dieu, mon Dieu!
L'huissier
entra et lui remit des fleurs.
- De
qui?... Ah! de Saint-Loup... Votre rival, Henri... Mettez ça dans ma loge.
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5
- Il y a
aussi une lettre, Mademoiselle, dit l'huissier.
Elle l'ouvrit et rit aux éclats:
Elle l'ouvrit et rit aux éclats:
- C'est
d'un lycéen... Il me dit que, dans sa boîte, ils ont fondé un Jenny Club.
- Tout le Jockey*, dit Henri, est un Jenny
Club.
- Les
lycéens me touchent plus, dit Jenny. Et celui-ci termine par des vers... Ecoutez, mon cher:
Enfin pardonnez-moi mon humble poésie
Et ne méprisez pas
mes rimes, en faveur
De mon sincère
amour. Surtout, je vous en prie,
Ne dites rien au
Proviseur.
Ce n'est
pas charmant ?
- Vous
allez lui répondre ?
- Non, bien
sûr! Il y en a comme ça dix par jour. Si je me mettais à répondre, je serais
perdue... Mais cela me rassure... Ces admirateurs de seize ans, je les garderai
longtemps.
- Pas
sûr... A trente ans, ils seront notaires.
- Et
pourquoi les notaires cesseraient-ils de m'admirer?
- Il y a
encore ceci, Mademoiselle, dit l'huissier.
Il tendit
à Jenny un bouquet de violettes de deux sous.
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- Oh! C'est
trop gentil... Regardez, Henri... Il n'y a pas de carte?
- Non,
Mademoiselle... Le concierge m'a dit que cela a été déposé chez lui par un Polytechnicien* en uniforme.
Ma chère, dit Henri Stahl, mes compliments...
Emouvoir ces "têtes à x*"
n'est pas facile.
Elle
respira longuement les violettes.
- Elles
sentent très bon... Voilà les seuls hommages qui me font plaisir... Je n'aime
pas le public, mûr et béat, qui vient me voir mourir à minuit comme il se rend
à midi au Palais-Royal*, pour
entendre partir le canon.
- Le public
est sadique, dit Stahl. Il l'a toujours été... Les jeux du cirque.. Quel succès
aurait une comédienne qui avalerait un cent d'aiguille!
Elle rit:
- Et celle
qui avalerait une machine à coudre ? dit-elle, ce serait le dernier mot de
la gloire.
On criait: "En scène !" Elle se
leva:
- Allons, à
tout à l'heure! Je vais avaler mon cent d'aiguilles.
Et voilà, d'après le récit de Jenny, comment l'aventure commença. Le mercredi suivant, de nouveau, pendant le dernier entracte, l'huissier, avec un sourire, vint apporter à Jenny un petit bouquet de violettes.
Et voilà, d'après le récit de Jenny, comment l'aventure commença. Le mercredi suivant, de nouveau, pendant le dernier entracte, l'huissier, avec un sourire, vint apporter à Jenny un petit bouquet de violettes.
- Tiens!
dit-elle. Est-ce encore mon Polytechnicien ?
- Oui,
Mademoiselle.
- Comment
est-il ?
- Je ne
sais pas, Mademoiselle. Faut-il demander au concierge?
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7
- Non; cela
n'a aucune importance.
La
semaine suivante, elle ne joua pas le mercredi, mais quand elle arriva, pour
répéter, le jeudi, le bouquet de violettes, un peu fané cette fois, était dans
sa loge. En sortant, elle s'arrêta chez le concierge:
- Dites-moi,
Bernard, mes violettes? Elles venaient du même jeune homme ?
- Oui,
mademoiselle... C'est la troisième fois.
- A qui
ressemble-t-il, ce Polytechnicien?
- Il est
gentil.. Très gentil.. Un peu m ai griot, les joues creuses, les yeux battus.
Une petite moustache brune. Un lorgnon... Ça fait drôle, avec l'épée... Ma foi,
Mademoiselle, il a l'air bien épris, ce jeune homme. Il me tend son bouquet de
violettes en disant: "Pour Mlle Jenny Sorbier", et il rougit...
- Pourquoi
vient-il toujours le mercredi ?
- Mademoiselle
ne sait pas?... Le mercredi est le jour de sortie des Polytechniciens.Tous les
mercredis, le parterre et les galeries en sont pleins... Chacun avec une jeune
fille.
- Le mien a
sa jeune file?
- Oui,
Mademoiselle, mais c'est sa sœur. Ils se ressemblent que c'en est frappant...
- Pauvre
garçon! Si j'avais du cœur, Bernard, je vous dirait de le faire monter au moins
une fois au foyer, pour qu'il puisse me remettre lui-même ses petites
violettes.
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8
- Ça
vraiment, je ne le conseille pas, Mademoiselle... Ces amoureux de théâtre, tant
qu'on ne s'en occupe pas, ils sont sans danger. Ils admirent les actrices de loin,
sur la scène, et cela suffit à les contenter... Si on leur accorde le plus
petit signe d'attention, alors ils s'accrochent, et ça devient terrible...
Qu'on leur donne le bout des doigts, ils veulent la main... Qu'on leur donne la
main, ils exigent le bras... Oui, Mademoiselle, vous riez mais, moi, j'ai
l'expérience... Il y a vingt ans que je suis ici. Ah! j'en ai vu, dans cette
loge, des jeunes filles amoureuses. . Et des garçons toqués... Et des vieux
messieurs... J'ai toujours accepté les fleurs, les billets, mais pour les
laisser monter, rien à faire!
- Vous avez
raison, Bernard... Soyons insensibles, prudents et cruels.
- C'est pas
de la cruauté, Mademoiselle; c'est du bons sens.
Des semaines passèrent. Chaque mercredi Jenny recevait son bouquet de deux sous. Dans la Maison, on connaissait maintenant l'histoire. Une camarade dit à Jenny:
Des semaines passèrent. Chaque mercredi Jenny recevait son bouquet de deux sous. Dans la Maison, on connaissait maintenant l'histoire. Une camarade dit à Jenny:
- Je l'ai
vu, ton Polytechnicien... Il a une charmante tête romantique. Un garçon fait
pour jouer Badine*, ou le Chandelier*.
- Comment
sais-tu que c'était le mien?
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9
- Parce que
je me suis trouvée, par hasard, chez le concierge au moment où il apportait ses
fleurs en disant timidement: "Pour Mlle Jenny Sorbier, s'il vous
plaît..." C'était touchant. On devinait le garçon très intelligent, qui a
peur d'être ridicule et pourtant ne peut s'empêcher d'être ému... Un instant,
j'ai regretté qu'il ne vienne pas pour moi; j'aurais remercié, consolé... Note
qu'il ne demandait rien, mais même à te voir... Mais si j ' étais toi...
- Tu le
recevrais?
- Oui, un
instant... Voilà des semaines que ça dure. Et les vacances arrivent. Tu vas
partir... Donc pas de risque qu'il s'incruste...
- Tu as
raison, dit Jenny. C'est une folie que de mépriser les admirateurs au temps où
ils sont nombreux et jeunes,
pour courir après eux. trente ans plus tard, quand
ils deviennent rares et chauves.
Ce
soir-là, en sortant, elle dit au concierge:
- Bernard,
mercredi prochain quand ce Polytechnicien viendra avec ses violettes, dites-lui
de me les apporter lui-même après le trois... Je joue le Misantrope. Mon rôle a
une seule robe. Je monterai dans ma loge et je l'y recevrai... Non! Je
l'attendrai dans le couloir, au pieds de l'escalier... Ou peut-être au foyer.
- Bien...
Mademoiselle ne craint pas... ?
- Qu'y
a-t-il à craindre ? Je pars en tournée dans dix jours, et d'ailleurs ce jeune homme est bouclé par son Ecole*.
- Très
bien, Mademoiselle... Moi, ce que j'en disais...
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10
Le
mercredi suivant, malgré elle, Jenny joua Célimène*
pour l'inconnu, avec un vif désir de plaire. En remontant à l'entracte, elle se
sentait intéressée, presque anxieuse. Elle s'assit au foyer et attendit. Autour
d'elle circulaient quelques habitués. L'Administrateur parlait avec Blanche
Pierson, alors rivale de Jenny. Mais aucun uniforme noir et or ne se montra.
Nerveuse, impatiente, elle courut chez les huissiers:
- On ne m'a
pas demandée ?
- Non,
Mademoiselle.
- C'est
mercredi et je n'ai pas reçu mes violettes. Bernard a-t-il oublié de les faire
monter ?... Ou y a-t-il eu un malentendu ?
- Un
malentendu, Mademoiselle ?... Quel malentendu ?... Voulez-vous que
j'aille voir chez le concierge ?
- Oui, s'il
vous plaît... Ou plutôt, non! Je verrai Bernard en m'en allant.
Elle se
moqua d'elle-même: "Quels étranges animaux nous sommes", se
disait-elle. Pendant six mois, c'est à peine si j'ai prêté attention à tant de
discrète fidélité et soudain, parce que l'hommage dédaigné me manque, me voici
troublée comme si j'attendais un amant... Ah! Célimène*, que tu regretteras Alceste*
quand il t'aura quittée
avec son grand chagrin!"
Après le
spectacle, elle entra chez le concierge:
- Et alors,
Bernard ? Mon amoureux! Vous ne me l'avez pas envoyé ?
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11
- Mademoiselle,
c'est comme un fait exprès. Il n'est pas venu aujourd'hui... Première fois que
Mademoiselle accepte de le recevoir; premier mercredi, depuis six mois, qu'il
manque à l'appel.
- C'est
extraordinaire! Croyez-vous qu'on ait pu le prévenir et qu'il se soit efrrayé ?
- Certainement
non, Mademoiselle... Personne n'était au courant que Mademoiselle et moi...
Mademoiselle n'a rien dit ?... Moi non plus... Je n'en ai même pas parlé
avec ma femme.
- Alors
comment expliquez-vous ?...
- Je n'explique
pas, Mademoiselle. . Il y a des hasards... Peut-être se sera-t-il lassé ? Peut-être
a-t-il été malade?... On verra mercredi prochain.
Mais le
mercredi suivant on ne vit pas ni Polytechnicien, ni violettes.
- Que
faire, Bernard?... Croyez-vous qu'on pourrait le retrouver par ses camarades...
Ou par le général commandant l'Ecole ?
- Et
comment, Mademoiselle? Nous ne savons même pas son nom...
- C'est
vrai... Ah! que cela est triste! Tout est raté, Bernard.
- Mais non,
Mademoiselle... Vous avez eu une grande année; vous allez partir en tournée;
encore des succès... C'est pas raté, ça, tout de même!
- Vous avez
raison. Je suis une ingrate... Seulement j'aimais bien mes violettes du
mercredi.
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12
Le
lendemain, elle quitta Paris; Henri Stahl la suivit dévotement. Dans chaque
hôtel, Jenny trouvait sa chambre pleine de roses. Quand elle revint à Paris,
elle avait oublié son mathématicien romantique.
Ce fut un
an plus tard quelle reçut une lettre d'un colonel Genevrière, qui lui demandait
un rendez-vous, pour affaire personnelle. La lettre était correcte et digne; il
n'y avait aucune raison pour refuser l'entrevue demandée. Jenny pria le colonel
de venir la voir chez elle, un samedi après-midi. Il vint en civil, vêtu de
noir. Elle l'accueillit avec l'aisance gracieuse qu'elle devait à la scène
autant qu'à la nature, mais son attitude, comme il était naturel, exprimait une
muette interrogation: "Que lui voulait ce visiteur inconnu ?"
Elle attendit.
- Je vous
remercie, Mademoiselle, de m'avoir reçu. Je ne pouvais guère expliquer, par
lettre, l'objet de ma visite. Si je me suis permis de vous demander un
rendez-vous, ce n'est pas l'homme qui a eu cette audace, c'est le père... Vous
me voyez vêtu de noir. Le deuil que je porte est celui de mon fils, le lieutenant
André Genevrière, tué à Madagascar, il y a deux mois.
Jenny fit
un geste, comme pour dire: "Je compatis de tout cœur, mais..."
- Vous ne
connaisiez pas mon fils, Mademoiselle... Je le sais... Mais lui vous
connaissait et admirait... Cela va vous paraître à peine vraisemblable... et
pourtant ce que je vais vous dire est vrai... Vous étiez l'être du monde qu'il
admirait et qu'il aimait le plus...
- Je crains
de comprendre, colonel... Il vous
l'avait dit?
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13
13
- A moi ? Non... Il l'avait dit à sa sœur, qui était sa confidente...
Tout
avait commencé un jour où il était allé, avec elle, voir une représentation du Jeu de l'Amour et du Hasard*... Mes enfants étaient revenus en parlant de
vous avec enthousiasme: " Tant de prudeur délicate", disaient-ils,
"tant d'émouvante poésie... " Enfin mille choses qui étaient vraies,
je n'en doute pas, mais auxquelles l'ardeur de la jeunesse, son besoin
d'absolu... Mon pauvre fils était un romanesque et un romantique.
- Mon Dieu
! s'écria Jenny, c' est donc bien lui qui... ?
- Oui,
Mademoiselle. Le Polytechnicien qui, tous les mercredis, pendant un an, vous
apporta un bouquet de violettes était mon fils André... Cela aussi, je le tiens
de ma fille... J'espère que cet enfantillage, qui était un hommage, ne vous
avait pas déplu?... Il vous aimait tant, vous, ou peut-être l'image qu'il avait
formée de vous... Les murs de sa chambre étaient couverts de vos portraits...
Que de démarches sa sœur a faites, chez vos photographes, pour lui en offrir un
de plus!... A l'Ecole ses camarades le blaguaient sur cette passion...
"Ecris-lui donc!" disaient-ils.
- Que ne
l'a-t-il pas fait?
- Il l'a
fait, Mademoiselle, et je vous apporte toute une liasse de lettres qui ne
furent jamais envoyées et que nous avons retrouvées, après sa mort.
Le
colonel tira de sa poche un paquet qu'il remit à Jenny. Elle me l'a, un jour,
montré; l'écriture est fine, rapide, difficile... Une écriture de
mathématicien; un style de poète.
- Vous
garderez ces lettres, Mademoiselle; elles vous appartiennent... Et vous
excuserez cette étrange démarche...
J'ai cru la devoir au souvenir de mon fils...
J'ai cru la devoir au souvenir de mon fils...
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14
Il n'y
avait, dans le sentiment que vous lui aviez inspiré, rien d'irrespectueux ni de
léger. Vous représentiez pour lui la perfection, la grâce... Et je vous assure
qu'André était digne de son grand amour.
- Mais
pourquoi n'a-t-il pas demandé à me voir ? Pourquoi n'ai-je pas moi-même
tenté de le rencontrer?... Ah! je m'en veux... Je m'en veux.
- N'ayez
aucun remords, Mademoiselle... Vous ne pouviez deviner... Si André a demandé,
dès sa sortie de l'Ecole, à partir pour Madagascar, ce fut à cause de vous,
certes... Oui, il avait dit à sa sœur: "Ou j'échapperai, par
l'éloignement, à cette passion sans espoir; ou je ferai de grandes choses, et
alors..."
- N'était-ce
pas déjà de grandes choses, dit Jenny, que cette fidélité, cette persévérance
et cette discrétion!
Puis, comme le colonel se levait, elle prit ses
deux mains:
- Je crois
que je n'ai rien fait de mal, dit-elle, et pourtant... Et pourtant il me semble
que j'ai, moi aussi, des devoirs envers cette ombre, hélas! insatisfaite..
Ecoutez, colonel, dites-moi où votre fils est enterré... Je vous jure que,
jusqu'à ma mort, j'irai placer, chaque mercredi, un bouquet de violettes sur sa
tombe.
- Et voilà
pourquoi, conclut Léon Laurent, voilà pourquoi pendant toute sa vie, notre
Jenny, qui passe pour sceptique, désabusée, certains disent même cynique, a,
chaque mercredi, quitté amis, travail et même amour, pour aller, seule, au
cimetière Montparnasse, sur la tombe d'un lieutenant qu'elle n'a jamais connu...
Vous voyez que j'avais raison et que cette histoire est trop sentimentale pour
notre temps.
Un
silence passa, puis Bertrand Schmitt dit:
- Il y aura
toujours du romanesque au monde pour ceux qui en sont dignes.
matinées f. pl classiques du
Français - matinées de pièces classiques
à la Comédie Française (классические утренники в Комеди Франсез)
œil... coulissé - œil qui jette des regards de côté (лукавый раскосый глаз)
Conservatoire m - Conservatoire National de musique et d'art dramatique à Paris
avant de se voir distribuer - avant d'être admise à jouer (дожидаться выигрышной роли)
marquer le pas - marcher sur place
Mariveaux, Pierre de (1688 - 1763) -
auteur comique français
Boulevard - théâtre des
boulevards où l'on donnait des comédies
La Maison - La Comédie-Française
La
princesse de Bagdad - pièce d'Alexandre
Dumas-fils (1881) (Принцесса Богдатская)
Le Demi-monde (1855), L'Ami des Femmes (1864), Francillon (1887), Etrangère (1876)
- autres pièces d'A. Dumas-fils (Полусвет, Друг женщин, Франсийон,
Чужестранка)
"Etais-je assez bas?" - J'ai si mal joué? ( Я
никуда не годилась?)
couler à pic - ici: échouer (провалиться)
le Jockey Club - cercle aristocratique d'amateurs de chevaux,
créé en 1883 à Paris
Polytechnicien m - élève de 1’ Ecole polytechnique qui
forme les ingénieurs pour l’armée
têtes à x - surnom des
Polytechniciens (икс-игрек)
Palais-Royal - grand palais de
Paris. Aujourd'hui il abrite la Comédie-Française dans un de ses bâtiments.
Badine
ou le Chandelier - On ne badine pas avec
l'Amour (1861) et le Chandelier (1850), comédies de Musset («С любовью не шутят» ; «Подсвечник »)
ce jeune homme est bouclé par son Ecole - ce jeune homme ne peut pas quitter son
école
Alceste et Célimène - héros du
Misanthrope de Molière
Le Jeu
de l’Amour et du Hasard - comédie de Mariveaux (Игра любви и случая)
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