André Maurois
Thanatos
Palace Hôtel
1
- Combien, Steel? demanda Jean Monnier.
- 59 1/4, répondit
une des douze dactylographes.
Les cliquetis de leurs machines
esquissaient un rythme de jazz. Par la fenêtre, on apercevait les immeubles
géants de Manhattan*. Les téléphones ronflaient et les rubans de papier, en se
déroulant emplissaient le bureau, avec une incroyable rapidité, de leurs
sinistres serpentins couverts de lettres et de chiffres.
- Combien, Steel ? dit encore Jean Monnier....
- 59, répondit Gertrude Owen.
Elle s'arrêta un instant pour
regarder le jeune Français. Prostré dans un fauteuil, la tête dans les mains,
il semblait anéanti.
"Encore un qui a joué, pensa-t-elle. Tant pis pour lui!..
Et tant pis pour Fanny..."
Et tant pis pour Fanny..."
Car Jean Monnier, attaché au
bureau de New York de la Banque Holmann, avait épousé, deux ans plus tôt, sa
secrétaire américaine.
- Combien, Kermecott? dit encore Jean Monnier.
- 28, répodit Gertrude Owen.
Une voix, derrière la porte, cria.
Harry Cooper entra. Jean Monnier se leva.
- Quelle séance!
dit Harry Cooper. Vingt pour-cent de baisse sur toute la cote*. Et il se
trouve encore des imbéciles pour dire que ceci n'est pas une crise!
- C'est une crise, dit Jean Monnier,
et il sortit.
- Celui-là est touché, dit Harry
Cooper.
- Oui, dit Gertrude Owen. Il a joué
sa chemise*. Fanny me l'a dit. Elle va le quitter ce soir.
- Qu'est-ce qu'on y peut? dit Harry
Cooper. C'est la crise.
Les belles portes de bronze de
l'ascenseur glissèrent.
- Down, dit Jean
Monnier.
- Combien, Steel ? demanda le garçon de l'ascenseur.
- 59, dit Jean
Monnier.
Il avait acheté
à 112. Perte: cinquante-trois dollars par titre. Et ses autres achats ne
valaient pas mieux. Toute la petite fortunejadis gagnée dans l'Arixona
avait été versée pour marge de ces opérations*.
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2
Fanny n'avait jamais eut un cent. C'était fini.
Quand il fut dans la rue, se hâtant vers son train, il essaya d'imaginer
l'avenir. Recommencer ? Si Fanny montrait du courage, ce n'était pas impossible. Il se souvint de ses premières luttes,
des troupeaux gardés dans le désert, de sa rapide ascension. Après tout, il avait à peine trente ans. Mais il savait que
Fanny serait impitoyable.
Elle le fut.
Lorsque, le
lendemain matin, Jean Monnier se réveilla seul, il se sentit
sans courage. Malgré la sécheresse de Fanny, il l'avait aimée. La négresse lui servit sa
tranche de melon, sa bouillie de céréales, et demanda de l'argent.
- Où la maîtresse,
Mister ?
- En voyage.
Il donna quinze
dollars, puis fit sa caisse. Il lui restait un peu moins de
six cents dollars. C'était de quoi vivre deux mois, trois peut-être...Ensuite ? Il regarda par la fenêtre. Presque chaque jour, depuis une semaine, on lisait dans les journaux des récits de suicides.
Banquiers, commis, spéculateurs préféraient la mort à une bataille déjà perdue. Une chute de vingt étages? Combien de secondes? Trois ? Quatre ? Puis cet
écrasement... Mais si le choc ne
tuait pas ? Il imagina des souffrances atroces, des membres brisés, des chairs anéanties. Il soupira, puis, un
journal sous le bras, alla déjeuner
au restaurant et s'étonna de trouver encore bon goût à des crêpes arrosées
de sirop d'érable.
-
"Thanatos* Palace Hôtel, New Mexico..." Qui m'écrit de cette
adresse bizarre?
Il y avait aussi une lettre de
Harry Cooper, qu'il lut la première. Le patron demandait pourquoi il n'avait
pas reparu au bureau. Son compte était débiteur* de huit cent quatre-vingt-treize dollars ($893).. Que comptait-il
faire à ce sujet ? .. Question cruelle, ou naïve. Mais la naïveté n'était
pas l'un des vices de Harry
Cooper.
L'autre lettre. Au-dessus de trois
cyprès gravés, on lisait:
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3
THANATOS
PALACE HÔTEL
Directeur: Henry Boerstecher.
"Cher Mr. Monnier:
Si nous nous adressons à vous aujourd'hui, ce n'est pas au hasard, mais
parce que nous possédons sur vous des renseignements qui nous permettent
d'espérer que nos services pourront vous être utiles.
Vous n 'êtes certainement pas sans avoir remarqué que, dans la vie de
l'homme le plus courageux, peuvent surgir des circonstances si complètement
hostiles que la lutte devient impossible et que l'idée de la mort apparaît
alors comme une délivrance.
Fermer les yeux, s'endormir, ne plus se réveiller, ne plus entendre les
questions, les reproches... Beaucoup d'entre nous ont fait ce rêve, formulé ce
vœu...Pourtant, hors quelques cas très rares, les hommes n 'osent pas
s'affranchir de leurs maux, et on le comprend lorsqu'on observe ceux d'entre
eux qui ont essayé de le faire. Car la plupart des suicides sont d'affreux
échecs. Tel qui a voulu se tirer une balle dans le crâne n 'a réussi qu 'à se
couper le nerf optique et à se rendre aveugle. Tel autre qui a cru s'endormir
et s'empoisonner au moyen de quelque composé barbiturique, s'est trompé de dose
et se réveille, trois jours plus tard, le cerveau liquéfié, la mémoire abolie,
les membres paralysés. Le suicide est un art qui n 'admet ni la médiocrité, ni
l'amateurisme, et qui pourtant par sa nature même, ne permet pas d'acquérir une
expérience.
Cette expérience, cher Mr. Monnier, si, comme nous le croyons, le
problème vous intéresse, nous sommes prêts à vous l'apporter. Propriétaires
d'un hôtel situé à la frontière des Etats-Unis et du Mexique, affranchis de
tout contrôle gênant par le caractère désertique de la région, nous avons pensé
que notre devoir était d'offrir à ceux de nos frères humains qui, pour des
raisons sérieuses, irréfutables, souhaiteraient quitter cette vie, les moyens
de le faire sans souffrance et, oserions-nous presque écrire, sans danger.
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4
Au Thanatos Palace Hôtel la mort vous atteindra dans votre sommeil et
sous la forme la plus douce. Notre habileté technique, acquise au cours de
quinze années de succès ininterrompus (nous avons reçu, l’an dernier, plus de
deux mille clients), nous permet de garantir un dosage minutieux et des
résultats immédiats.
Ajoutons que, pour les visiteurs
que tourmenteraient de légitimes scrupules religieux, nous supprimons, par une
méthode ingénieuse, toute responsabilité morale.
Nous savons très bien que la plupart de nos clients disposent de peu
d'argent, et que la fréquence des suicides est inversement proportionnelle aux
soldes créditeurs des comptes en banque. Aussi nous sommes-nous efforcés, sans
jamais sacrifier le confort, de ramener les prix du Thanatos au plus bas niveau
possible. Il vous suffira de déposer, en arrivant, trois cents dollars. Cette
somme vous défraiera de toute dépense pendant votre séjour chez nous, séjour
dont la durée doit demeurer pour vous inconnue, paiera les frais de
l'opération, ceux des funérailles, et enfin l'entretien de la tombe. Pour des
raisons évidentes, le service est compris dans ce forfait et aucun pourboire ne
vous sera réclamé.
Il importe d'ajouter que le Thanatos est situé dans une région naturelle
de grande beauté, qu 'ilpossède quatre tennis, un golf de dix-huit trous et une
piscine olympique. Sa clientèle étant composée de personnes des deux sexes, et
qui appartiennent presque toutes à un milieu social raffiné, l'agrément social
du séjour, rendu particulièrement piquant par l'étrangeté de la situation, est
incomparable. Les voyageurs sont priés de descendre à la gare de Deeming, où l'autocar
de l'hôtel viendra les chercher. Ils sont priés d'annoncer leur arrivée, par
lettre ou câble, au moins deux jours à l'avance. Adresse télégraphique:
THANATOS, CORONADO, NEW MEXICO. "
Jean Monnier
prit un jeu de cartes et les disposa pour une réussite que
lui avait enseignée Fanny.
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5
Le voyage fut
très long. Pendant des heures, le train traversa des champs de coton où, émergeant
d'une mousse blanche, travaillaient des
nègres. Puis des alternances de sommeil et de lecture remplirent deux jours et deux nuits. Enfin le paysage devint rocheux, titanesque et féerique. Le wagon
roulait au fond d'un ravin, entre des rochers d'une prodigieuse hauteur.
D'immenses bandes violettes, jaunes et rouges, rayaient transversalement les montagnes. A mi-hauteur flottait une longue écharpe de nuages. Dans les petites gares où
s'arrêtait le train, on entrevoyait des Mexicains aux larges feutres,
aux vestes de cuir brodé.
- Prochaine station: Deeming, dit à
Jean Monnier le nègre du Pullman... Faire
vos chaussures, Massa?
Le Français
rangea ses livres et ferma ses valises. La simplicité de son
dernier voyage l’ étonnait. Il perçut le bruit d'un torrent. Les freins grincèrent. Le
train stoppa.
- Thanatos, Sir ?demanda le porteur indien qui courait le long des wagons.
Déjà cet homme
avait, sur sa charrette, les bagages de deux jeunes filles blondes qui le
suivaient.
"Est-il possible, pensa Jean
Monnier, que ces filles charmantes viennent ici pour mourir?"
Elles aussi le
regardaient, très graves, et murmuraient des mots qu'il n'entendait pas.
L'omnibus du Thanatos n'avait pas,
comme on auraient pu craindre, l'aspect
d'un corbillard. Peint en bleu vif, capitonné bleu et orange, il brillait au soleil, parmi les voitures
délabrées qui donnaient à cette
cour, où juraient des Espagnols et des Indiens, un aspect de foire à ferraille. Les rochers qui bordaient la voie étaient couverts de lichens qui enveloppaient la
pierre d'un voile gris-bleu. Plus haut brillaient les teintes vives des
roches métalliques.
Le chauffeur, qui portait un uniforme gris, était un gros homme aux yeux exorbités. Jean Monnier s'assit à côté de lui, par discrétion, et pour laisser seules ses
compagnes; puis tandis que, par des touranants en épingle à cheveux*, la
voiture partait à l'assaut de la
montagne, le Français essaya de faire parler son voisin:
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6
- Il
y a longtemps que vous êtes le chauffeur du Thanatos ?
- Trois ans, grommela l'homme.
- Cela doit être
une étrange place?
- Etrange ? dit l'autre.
Pourquoi étrange ? Je conduis ma
voiture. Qu'y a-t-il là d'étrange ?
- Les voyageurs
que vous amenez redescendent-ils jamais?
- Pas souvent, dit
l'homme avec un peu de gêne. Pas souvent... Mais cela arrive. J'en suis un
exemple.
- Vous ? Vraiment?... Vous
étiez venu ici comme... client?
- Monsieur, dit le chauffeur, j'ai
accepté ce métier pour ne plus parler de moi et ces tournants sont difficiles.
Vous ne voulez tout de même pas que je vous tue, vous et ces deux jeunes filles?
- Evidemment
non, dit Jean Monnier.
Puis il pensa
que sa réponse était drôle et il sourit.
Deux heures plus
tard, le chauffeur, sans un mot, lui montra du doigt,
sur le plateau, la silhouette du Thanatos.
L'hôtel était
bâti dans le style hispano-indien, très bas, avec des toits
en terrasses et des murs rouges dont le ciment imitait assez grossièrement l'argile. Les
chambres s'ouvraient au midi, sur des
porches ensoleillés. Un portier italien accueillit les voyageurs. Son
visage rasé évoqua tout de suite, pour Jean Monnier, un autre pays, les rues
d'une grande ville, des boulevards fleuris.
- Où diable vous ai-je vu,
demanda-t-il au portier tandis qu'un page-boy prenait sa valise.
- Au Ritz de
Barcelone, Monsieur... Mon nom est Sarconi... J'ai quitté au moment de la
révolution...
- De Barcelone au
Nouveau-Mexique! Quel voyage!
- Oh! Monsieur, le
rôle du concierge est le même partout... Seulement les papiers que je dois vous demander de
remplir sont un peu plus compliqués ici qu'ailleurs... Monsieur m'excusera.
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7
Les imprimés qui furent tendus aux
trois arrivants étaient en effet chargés de
cases, de questions et de notes explicatives. Il était recommandé
d'indiquer avec une grande précision la
date et le lieu de naissance, les personnes à prévenir en cas d'accident:
"Prière de donner au moins
deux adresses de parents ou d'amis, et surtout de recopier à la main, dans
votre langue usuelle, la formule A' ci-dessous:
Je, soussigné, sain de corps et
d'esprit, certifie que c'est volontairement
que je renonce à la vie et décharge de toute responsabilité, en cas
d'accident, la direction et le personnel du Thanatos Palace Hôtel..."
Assises l'une en
face de l'autre à une table voisine, les deux jolies
filles recopiaient avec soin la formule A' et Jean Monnier remarqua qu'elles avaient
choisi le texte allemand.
Henry M.
Boerstecher, directeur, était un homme tranquille, aux lunettes
d'or, très fier de son établissement.
- L'hôtel est à
vous ? demanda Jean Monnier.
- Non, Monsieur,
l'hôtel appartient à une Société Anonyme, mais c'est
moi qui en ai eu l'idée et qui en suis directeur à vie.
- Et comment
n'avez-vous pas les plus graves ennuis avec les autorités locales?
- Des ennuis? dit
Mr. Boerstecher, surpris et choqué. Mais nous ne faisons rien,
Monsieur, qui soit contraire à nos devoirs d'hôteliers.
Nous donnons à nos clients ce qu'ils désirent, tout ce qu'ils désirent, rien de
plus... D'ailleurs, Monsieur, il n'y a pas
ici d'autorités locales. Ce territoire est si mal délimité que nul ne sait
exactement s'il fait partie du Mexique ou des Etats-Unis. Longtemps ce plateau a passé pour être
inaccessible. Une légende voulait qu'une bande d'Indiens s'y fût réunie,
il y a quelques centaines d'années, pour
mourir ensemble et pour échapper aux Européens, et les gens du pays
prétendaient que les âmes de ces morts
interdisaient l'accès de la montagne.
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C'est la raison pour laquelle nous avons pu acquérir le terrain pour un prix tout à fait raisonnable et y mener
une
existance indépendante.
- Et jamais les
familles de vos clients ne vous poursuivent ?
- Nous poursuivre! s'écria Mr.
Boerstecher, indigné, et pourquoi, grand
Dieu ? Devant quels tribunaux? Les familles de nos clients sont trop heureuses, Monsieur, de voir se dénouer sans
publicité des affaires qui sont délicates et même, presque toujours, pénibles...
Non, non, Monsieur, tout se passe ici gentiment,
correctement, et nos clients sont pour nous des amis... Vous plairait-il de voir votre
chambre ?... Ce sera, si vous le
voulez bien, le 113... Vous n'êtes pas superstitieux ?
- Pas du tout, dit
Jean Monnier. Mais j'ai été élevé religieusement et je vous avoue que l'idée
d'un suicide me déplaît...
- Mais il n'est pas et ne sera pas
question de suicide, Monsieur! dit Mr.
Boerstecher d'un ton si péremptoire que son interlocuteur n'insista pas.
Sarconi, vous montrerez le 113 à Monsieur Monnier. Pour les trois cents
dollars, monsieur, vous aurez l'obligeance
de les verser en passant, au caissier dont
le bureau est voisin du mien.
Ce fut en vain que, dans la
chambre 113, qu'illuminait un admirable
coucher de soleil, Jean Monnier chercha trace d'engins mortels.
- A quelle heure est le dîner?
- A huit heure trente, Sir, dit le valet.
- Faut-il s'habiller ?
- Faut-il s'habiller ?
- La plupart des
gentlemen le font, Sir.
- Bien! Je m'habillerai...
préparez-moi une cravate noire et une chemise blanche.
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9
Lorsqu'il descendit
dans le hall, il ne vit en effet que femmes en robes décoltées, hommes en
smoking.
Mr. Boerstercher
vint au-devant
de lui, officieux et déférent.
- Ah!
Monsieur Monnier... Je vous cherchais... Puisque vous êtes seul, j'ai
pensé que peut-être il vous serait agréable de
partager votre table avec une de nos clientes, Mrs. Kirby-Shaw.
Monnier fit un geste
d'ennui:
- Je ne suis pas venu ici,
dit-il, pour mener une vie mondaine... Pourtant... Pouvez-vous me montrer cette
dame sans me présenter ?
- Certainement,
Monsieur Monnier... Mrs. Kirby-Shaw est la jeune femme en robe de
crêpe-satin blanc qui est assise près du piano et feuillette un
magazine... Je ne crois pas que son aspect physique puisse déplaire...
Loin de là... Et c'est une dame bien agréable, de bonnes manières,
intelligente, artiste...
A coup sûr, Mrs.
Kirby-Shaw était une très jolie femme. Des cheveux
bruns, coiffés en petites boucles, tombaient en chignon bas jusqu'à
la nuque et dégageaient un front haut et vigoureux. Les yeux étaient tendres,
spirituels.
- Pouquoi diable
un être aussi plaisant voulait-il mourir ?
- Est-ce que Mrs.
Kirby-Shaw...? Enfin cette dame est-elle une de vos clientes au même
titre et pour les mêmes raisons que moi?
- Certainement, dit Mr.
Boerstecher, qui sembla charger cet adverbe d'un sens lourd. Cer-tai-ne-ment.
- Alors,
présentez-moi.
Quand
le dîner, simple mais excellent et bien servi, se termina, Jean Monnier
connaissait déjà, au moins dans ses traits essentiels, la vie de Clara
Kirby-Shaw. Mariée avec un homme riche, d'une grande bonté, mais qu'elle
n'avait jamais aimé, elle l'avait quitté, six mois plus tôt, pour suivre en
Europe un jeune écrivain, séduisant et cynique, qu'elle avait rencontré à
New-York. Ce garçon, qu'elle avait cru prêt à l'épouser dès qu'elle aurait
obtenu son divorce, s'était montré, dès leur arrivée en Angleterre, décidé à se
débarrasser d'elle le plus rapidement possible.
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10
Surprise et blessée par sa dureté, elle avait tenté de
lui faire comprendre tout ce qu'elle allait abandonner pour lui, et l'affreuse
situation où elle allait se trouver. Il avait beaucoup ri:
"Clara, en
verité, lui avait-il dit, vous êtes une femme d'un autre temps!... Si je vous avais
sue à ce point victorienne, je vous aurais
laissée à votre époux, à vos enfants... Il faut les rejoindre, ma chère... Vous êtes faite pour élever
sagement une famille nombreuse."
Elle avait alors
conçu un dernier espoir,celui d'amener son mari, Norman
Kirby-Shaw, à la reprendre. Elle était certaine que,si elle
avait pu le revoir seul, elle l'eût aisément reconquis. Entouré de sa famille,
de ses associés, qui avaient exercé sur lui une pression constante et hostile à
Clara, Norman s'était montré inflexible.
Après plusieurs tentatives humiliantes et vaines, elle avait, un matin, trouvé
dans son courrier le prospectus du Thanatos
et compris que là était la seule solution, immédiate et facile, de son
douloureux problème.
- Et vous ne craignez pas la
mort ? avait demandé Jean Monnier.
- Si, bien sûr...
Mais moins que je ne crains la vie...
- C'est une belle
réplique, dit Jean Monnier.
- Je n'ai pas
voulu qu'elle fût belle, dit Clara. Et maintenant, racontez-moi pourquoi vous êtes ici.
Quand elle eut
entendu le récit de Jean Monnier, elle le blâma beaucoup.
- Mais c'est
presque incroyable! dit-elle. Comment?... Vous voulez mourir parce que vos
valeurs ont baissé?... Ne voyez-vous pas que dans un an, deux ans,
trois ans ou plus, si vous avez le courage de vivre, vous
aurez oublié, et peut-être réparé vos pertes ?
- Mes pertes ne
sont qu'un prétexte. Elles ne seraient rien, en effet, s'il me restait quelque
raison de vivre... Mais je vous ai dit aussi que ma femme m' a
renié... Je n'ai en France aucune famille proche; je n'y ai laissé
aucune amie... Et puis, pour être tout à fait sincère, j'avais déjà
quitté mon pays à la suite d'une déception sentimentale... Pour qui
lutterais-je maintenant ?
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11
- Mais pour vous-même... Pour les êtres qui vous aimeront... et que vous pouvez manquer de
rencontrer... Parce que vous avez constaté, en des circonstances
pénibles, l’ indignité de quelques femmes,
ne jugez pas injustement toutes les autres...
- Vous croyez
vraiment qu'il existe des femmes... je veux dire des
femmes que je ne puisse aimer... et qui soient capables d'accepter, au moins pendant
quelques années, une vie de pauvreté, de combat..?
- J'en suis certaine, dit-elle. Il y
a des femmes qui aiment la lutte et qui trouvent à la pauvreté je ne sais quel
attrait romanesque... Moi, par exemple.
- Vous?
- Oh, je voulais
seulement dire...
Elle s'arrêta, hésita, puis reprit:
Elle s'arrêta, hésita, puis reprit:
- Je crois qu'il nous faudrait
regagner le hall... Nous restons seuls dans
la salle à manger et le maître d'hôtel rôde
autour de nous avec désespoir.
autour de nous avec désespoir.
- Vous ne croyez
pas, dit-il, comme il plaçait sur les épaules de Clara Kirby-Shaw
une cape d'hermine, vous ne croyez pas que... dès cette nuit.. ?
- Oh non!
dit-elle. Vous venez d'arriver...
- Et vous ?
- Je suis ici
depuis deux jours.
Quand ils se
séparèrent, ils étaient convenus de faire ensemble, le lendemain
matin, une promenade en montagne.
Un soleil matinal baignait le
porche d'une nappe oblique de lumière et de
tiédeur. Jean Monnier, qui venait de prendre une douche glacée, se surprit à penser: "Qu'il fait bon
vivre!.." Puis il se dit qu'il
n'avait plus devant lui que quelques dollars et quelques jours. Il
soupira:
"Dix heures!... Clara va
m'attendre."
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12
Il s'habilla en
hâte et, dans un costume de lin blanc, se sentit léger. Quand il rejoignit près du
tennis Clara Kirby-Shaw, elle était, elle aussi, vêtue de blanc et se
promenait, encadrée de petites Autrichiennes, qui s'enfuirent en apercevant le
Français.
- Je leur fait
peur ?
- Vous les
intimidez... Elles me racontaient leur histoire.
- Intéressante?... Vous allez me la
dire... Avez-vous pu dormir un peu?
- Oui,
admirablement. Je soupçonne l'inquiétant Boe rstecher de mêler du chloral à nos
breuvages.
- Je ne crois pas,
dit-il. J'ai dormi comme une souche, mais d'un sommeil
naturel, et je me sens ce matin parfaitement lucide.
Après un
instant, il ajouta:
- Et parfaitement
heureux.
Elle le regarda
en souriant et ne répondit pas.
- Prenons ce sentier, dit-il, et
contez-moi les petites Autrichiennes...
Vous serez ici ma Shéhérazade*...
- Mais nos nuits
ne seront pas mille et une.
- Hélas!.. Nos nuits.. ?
- Hélas!.. Nos nuits.. ?
Elle
l'interrompit:
- Ces enfants sont
deux sœurs jumelles. Elles ont été élevées ensemble, d'abord à Vienne, puis
à Budapest, et n'ont jamais eu d'autres amies intimes. A dix-huit ans, elles
ont rencontré un Hongrois, de noble et
ancienne famille, beau comme un demi-dieu, musicien, comme un Tzigane et
sont toutes deux, le même jour, devenues
follement amoureuses de lui. Après quelques mois, il a demandé en
mariage l'une des sœurs. L'autre,
désespérée, a tenté, mais en vain, de se noyer. Alors celle qui avait été choisie a pris la résolution
de renoncer, elle aussi, au comte
Nicky et elles ont formé le projet de mourir ensemble... C'est le moment
où, comme vous, comme moi, elles ont reçu le prospectus du Thanatos.
- Quelle folie!
dit Jean Monnier. Elles sont jeunes et ravissantes. ..
Que ne vivent-elles en Amérique, où d'autres hommes les aimeront ? ______________________________________________________
13
- C'est toujours,
dit-elle mélancoliquement, faute de patience
que l'on est ici... Mais chacun de nous est sage pour les autres... Qui donc a dit
que l'on a toujours assez de courage pour supporter les maux d’ autrui ?
Pendant tout le
jour, les hôtes du Thanatos virent un couple vêtu de blanc errer dans les ailes
du parc, au flanc des rochers, le long du ravin. L' homme et la
femme discutaient avec passion. Quand la nuit tomba, ils revinrent
vers l'hôtel et le jardinier mexicain, les voyant enlacés,
détourna la tête.
Après le dîner,
Jean Monnier, toute la soirée, chuchota dans un petit
salon désert, près de Clara Kirby-Shaw, des phrases qui semblaient
toucher celle-ci. Puis, avant de remonter dans sa chambre, il
chercha Mr. Boerstecher. Il trouva le directeur assis devant un
grand registre noir. Mr. Boerstecher vérifiait des additions
et, de temps à autre, d'un coup de crayon rouge, barrait une ligne.
- Bonsoir,
Monsieur Monnier!... Je puis faire
quelque chose pour vous?
- Oui, Mr. Boerstecher... Du moins je l'espère... Ce que j'ai à vous dire vous surprendra... Un changement si
soudain... Mais la vie est ainsi...
Bref, je viens vous annoncer que j'ai changé d'avis... Je ne veux plus mourir.
Mr. Boerstecher,
surpris, leva les yeux:
- Parlez-vous
sérieusement, Monsieur Monnier ?
- Je sais bien, dit le
Français, que je vais vous paraître incohérent, indécis... Mais n'est-il pas
naturel, si les circonstances sont nouvelles,
que changent aussi nos volontés?... Il y a huit jours, quand j'ai reçu votre lettre, je me sentais
désespéré, seul au monde... Je ne
pensais pas que la lutte valût la peine d'être entreprise... Aujourd'hui tout est transformé... Et au fond, c'est grâce
à vous, Mr. Boerstecher.
- Grâce à moi,
Monsieur Monnier ?
- Oui, car cette
jeune femme en face de laquelle vous m'avez assis à
table est celle qui a fait ce miracle... Mrs. Kirby-Shaw est une femme délicieuse, Mr.
Boerstecher.
- Je
vous l'avais dit, Monsieur Monmer.
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14
Délicieuse et
héroïque... Mise au courant par moi de ma misérable
situation, elle a bien voulu accepter de la partager... Cela vous surprend?
- Point du tout... Nous avons ici
l'habitude de ces coups de théâtre... Et je
m'en réjouis, Monsieur Monnier... Vous êtes jeune, très jeune...
- Donc, si vous n'
y voyez point d'inconvénient, nous partirons demain, Mrs.
Kirby-Shaw et moi-même, pour Deeming.
- Ainsi
Mrs.Kirby-Shaw, comme vous renonce à ...?
- Oui,
naturellement... D'ailleurs elle vous le confirmera tout à l'heure... Reste à régler une
question assez délicate... Les trois cents dollars que je vous ai versés, et
qui constituaient à peu près tout mon avoir, sont-ils irrémédiablement acquis au Thanatos ou puis-je, pour prendre nos billets,
en récupérer une partie ?
- Nous sommes
d'honnêtes gens, Monsieur Monnier... Nous ne faisons
jamais payer des services qui n'ont pas été réellement rendus par
nous. Dès demain matin, la caisse établira votre compte* à raison de ving dollars
par jour de pension, plus le service, et le solde vous sera remboursé.
- Vous êtes tout à fait courtois et
généreux... Ah! Mr. Boerstecher, quelle
reconnaissance ne vous dois-je point!
Un bonheur retrouvé... Une nouvelle vie...
Un bonheur retrouvé... Une nouvelle vie...
- A votre service,
dit Mr. Boerstecher.
Il regarda Jean Monnier sortir et
s'éloigner. Puis il appuya sur un bouton et dit:
- Envoyez-moi
Sarconi.
Au bout de quelques
minutes le concierge parut.
- Vous m'avez
demandé, Signor Directeur?
- Oui, Sarconi..
Il faudra dès ce soir, mettre le gaz au 113... Vers deux
heures du matin.
- Faut-il Signor Directeur, envoyer
du Somnial* avant le Léthal* ?
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15
- Je ne crois pas
que ce soit nécessaire... Il dormira très bien. C'est tout pour ce soir,
Sarconi... Et demain les deux petites du 17, comme il était convenu.
Comme le
concierge sortait, Mrs. Kirby-Shaw parut à la porte du bureau.
- Entre, dit Mr.
Boerstecher. Justement j' allais te faire appeler. Ton client est venu
m'annoncer son départ.
- Il me semble,
dit-elle, que je mérite des compliments... C est du travail bien fait.
- Très vite...
J'en tiendrai compte.
- Alors c'est pour
cette nuit ?
- C'est pour cette
nuit.
- Pauvre garçon! dit-elle. Il était
gentil, romanesque...
- Ils sont tous
romanesques, dit Mr. Boerstecher.
- Tu es tout de
même cruel, dit-elle. C'est au moment précis où ils reprennent goût à la vie
que tu les fais disparaître.
- Cruel ? C'est en cela au
contraire que consiste toute l'humanité de
notre méthode... Celui-ci avait des scrupules
religieux... Je les apaise.
religieux... Je les apaise.
Il consulta son
registre:
- Demain, repos...
Mais après-demain, j'ai de nouveau une arrivée pour toi... C'est encore un
banquier, mais Suédois cette fois... Et celui-là n'est plus très jeune.
- J'aimais bien le
petit Français, fit-elle, rêveuse.
- On ne choisit
pas le travail, dit sévèrement le Directeur. Tiens, voici tes dix dollards,
plus dix de prime.
- Merci, dit Clara
Kirby-Shaw.
Et comme elle
plaçait les billets dans son sac, elle soupira.
Quand elle fut
sortie, Mr. Boerstecher chercha son crayon rouge,
puis, avec soin, en se servant d'une petite règle de métal, il raya de son registre
un nom.
Thanatos (grec) - la mort
Manhattan - partie centrale de
New-York
baisse sur toute la cote - baisse de toutes les
valeurs à la Bourse
il a joué sa chemise - il a perdu tout ce qu'il
avait
toute la petite fortune... avait été versée pour
marge de ces opérations -
toute la petite fortune avait été dépensée pendant
ces opérations
son compte était débiteur - il devait à la banque
la caisse établira votre compte - la caisse
réglera tous les frais
des tournants en épingle à cheveux - des
tournants brusques
Schéhérazade - personnage légendaire du
folklore arabe. Chaque nuit elle racontait au schah de Perse, son époux, les
contes qui forment le fameux livre des Mille et une Nuits.
Somnial - gaz somnifère
Léthal - gaz mortel
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